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Les cinq
paradoxes de la cancel culture
Que veut
dire cette expression anglo-saxonne cancel culture
que nos journalistes emploient sans même lui donner une
tournure française ? Une traduction mot à mot pourrait
être culture de l'annulation , puisque le
mot anglais cancel signifie annuler ;
une telle traduction serait cependant incorrecte puisque le mot même
de culture est ici employé au rebours de son
acception classique. Cancel culture désigne un
comportement adopté par tout un courant d'opinion aux
États-Unis, courant
que l'on trouve sous diverses formes en Europe. La cancel culture
rassemble tous ceux qui luttent contre ce qu'ils prétendent
être le racisme ou le sexisme. Tous ces gens ont la certitude
de représenter le camp du bien, et leur comportement consiste
à dénoncer telle ou telle personnalité qui
serait dans le camp opposé, c'est-à-dire, toujours
selon eux, tous ceux qui incarneraient d'une manière ou d'une
autre, le camp du mal. Cette dénonciation a pour objet, bien
sûr, de discréditer l'adversaire, désormais
condamné moralement comme sexiste ou raciste ; le but est
de le mettre à mort socialement, lui faire perdre son emploi
ou, s'il s'agit d'une société commerciale, dissuader
ses clients ou ses partenaires publicitaires, afin de l'amener à
la faillite. La cancel culture ne s'attaque pas
seulement aux personnalités vivantes, mais aussi aux grands
hommes de l'histoire, de sorte que leurs statues soient vandalisées
ou déboulonnées, que leurs noms ne servent plus à
désigner tel ou tel établissement scolaire, qu'ils
soient privés de commémoration ou tout simplement
qu'ils disparaissent des livres d'histoire. Il est facile de voir que
ce mouvement ne se fonde aucunement sur la raison et surtout qu'il
est éminemment dangereux. Afin de limiter la longueur de nos
propos, nous nous bornerons à considérer ici l'action
de la cancel culture envers les personnalités
historiques. Cinq paradoxes suffiront pour caractériser cet
aspect de la cancel culture .
Premier
paradoxe : l'anachronisme
Tous ces
actes, tous ces propos des adeptes de la cancel culture
relèvent de l'anachronisme. Que l'on considère
l'histoire des États-Unis
ou celle de la France, comment ne pas voir que le présent
dépend du passé ? Comment ceux qui vitupèrent
la société dans laquelle ils vivent, ne
s'aperçoivent-ils pas que c'est à cette même
société qu'ils doivent leur propre existence ?
L'année dernière plusieurs statues de Christophe Colomb
ont été déboulonnées ou vandalisées
aux États-Unis.
Supposons que Colomb n'eût point découvert l'Amérique
ni personne après lui. Certes les Indiens n'eussent point été
massacrés, mais ni les Américains blancs ni les
Américains noirs n'auraient vu le jour, de sorte que tous ceux
qui, à la suite de ce qu'on a appelé Blacks lives
matter, ont vandalisé la statue de Colomb, ont attaqué
celui-là même qui indirectement leur permet d'être
là où ils sont aujourd'hui. L'anachronisme à
proprement parler est bien sûr que le célèbre
marin n'avait dans son esprit ni dans ses actes rien qui pût le
rendre responsable de l'histoire ultérieure, quels que soient
les jugements que l'on puisse porter sur cette histoire.
Deuxième
paradoxe : la méconnaissance de la réalité
historique
Cette
méconnaissance commence par celle des mots. Le mot racisme
signifie le mépris d'une race envers d'autres, aujourd'hui ce
sens a été modifié pour critiquer la notion de
différence en général, de sorte qu'il suffit
désormais d'être de telle ou telle race, pour être
potentiellement raciste envers une autre, n'aurait-on jamais eu un
quelconque mépris envers qui que ce soit. La cancel
culture ne se souciant guère du sens des mots, a
plutôt tendance à propager des représentations
sans nuance de la société. Elle met en avant une
opposition entre les « blancs » et les autres,
en faisant des premiers non seulement des racistes mais aussi des
descendants d'esclavagistes, de sorte que tout homme blanc soit, en
quelque sorte héréditairement, coupable d'esclavagisme.
La cancel culture oublie que l'esclavage a longtemps été
une réalité universelle, existant dans la plupart des
civilisations. S'en prendre au seul homme blanc est donc une
méconnaissance flagrante de l'histoire. Rappelons seulement
que le mot esclave vient de slave, ce qui se comprend
lorsque l'on sait que pendant des siècles, des habitants de
l'Europe centrale et orientale ont été capturés
pour être vendus comme esclaves aux pays musulmans. Esclavage
extrêmement cruel puisque les hommes étaient castrés.
Plus proche de nous dans le temps, rappelons aussi que la
Méditerranée fut parcourue par des pirates qui
attaquaient les navires mais qui faisaient de plus des razzias sur
les terres méridionales de l'Europe, et cela jusqu'en 1830,
date à laquelle Alger fut prise par les Français,
mettant fin ainsi aux marchés des esclaves. L'esclavage a
existé sous différentes formes en Asie et en Afrique,
et il n'est guère difficile de trouver des exemples de
pratiques esclavagistes dans l'histoire toujours cruelle de
l'humanité. En s'en prenant seulement à l'homme
« blanc », la cancel culture
fait preuve d'une spécieuse cécité.
Troisième
paradoxe : la méconnaissance de la nature humaine
La cancel
culture séduit ses adeptes en dénonçant la
violence, soit en général, soit à l'occasion de
faits divers qu'elle met habilement en avant afin de susciter
l'émotion. Il est dans la nature humaine d'être sensible
à telle ou telle injustice patente, et à tel ou tel
drame humain particulier. La pitié est alors suivie de la
colère, sentiments faciles à propager. Évoquer
telle personnalité et le rôle direct ou indirect qu'elle
ait pu avoir soit avec l'esclavage soit avec telle ou telle violence,
suscite facilement l'indignation, mais les circonstances historiques
sont mises de côté et toute explication écartée.
Ce n'est pas qu'il faille justifier a posteriori des conduites
humainement condamnables, tel que l'esclavage en lui-même ou
telle ou telle atrocité civile ou militaire. Il y a cependant
des distinctions qui s'imposent, des efforts ont été
faits à diverses époques, ainsi est-on passé de
l'esclavage au servage, puis à son abolition, et les les
chrétiens ont été particulièrement actifs
en ce sens. Et, sans évoquer l'esclavage, il ne se peut pas
qu'il y ait des sociétés si parfaites qu'on ne puisse y
trouver des sujets de critiques ou d'indignation. On peut certes
faire des efforts pour que la société soit meilleure,
mais la violence et la méchanceté sont des constantes
de la nature humaine qu'on ne peut extirper. La cancel culture
est en son essence hypocrite puisque rien n'indique que ses adeptes
puissent être eux-mêmes dénués de la
violence qu'ils condamnent chez les autres.
Quatrième
paradoxe : la cancel culture censée dénoncer
la violence est elle-même violente
La cancel
culture privilégie l'émotion plutôt que la
raison. Elle mobilise les gens en leur montrant telle ou telle image
qui en elle-même touche la sensibilité, mais en se
gardant bien d'en montrer d'autres qui puissent pour le même
événement aller en sens inverse, ou du moins inciter à
plus de réserve. L'émotion est pourtant souvent
mauvaise conseillère si elle n'est pas accompagnée ou
rectifiée par la raison. La cancel culture use donc
d'une tactique de manipulation des foules, manipulation d'autant plus
aisée qu'elle vise en priorité les jeunes gens. Gustave
Le Bon avait en son temps défini les trois caractéristiques
de la foule : l'irresponsabilité, la contagion et la
suggestibilité. L'irresponsabilité est le sentiment de
force, la contagion est le même état d'esprit qui se
répand, et la suggestion est l'abandon de toute conscience
individuelle, de tout esprit critique. La télévision a
considérablement augmenté les possibilités de
manipulation de l'opinion, et la cancel culture trouve
là son terrain privilégié : imposer des
images et ressasser des slogans. Elle est une violence contre
l'esprit tout autant qu'elle est une violence dans les faits.
Cinquième
paradoxe : la cancel culture n'est pas une culture, mais
l'ennemie de toute culture
La cancel
culture est littéralement la culture de
l'annulation. Mais qu'est-ce que la culture ? Cicéron
est l'un des premiers à avoir employé le mot en tant
que métaphore de la culture des champs. On cultive son esprit
comme autrefois l'on cultivait un champ, ce qui suppose à la
fois des efforts et du temps. On acquiert donc de la culture, ou
plutôt on la conquiert. A l'inverse, la cancel culture
veut l'abolition de toutes les références au passé,
à l'histoire, au patrimoine ; or comme l'écrivait
dom Gérard « effacer les traces du passé est
le premier effet de la barbarie ». Enlever tel ou tel nom
historique prestigieux qui orne le fronton d'une école,
déboulonner une statue, empêcher une commémoration
ou une conférence, ou expurger d'un livre d'histoire tel homme
célèbre jusque-là admiré, c'est couper
toute une génération de son passé, c'est la
rendre inculte et donc la livrer à la barbarie.
La cancel
culture est particulièrement dangereuse car elle
joue sur l'émotivité des gens, ce qui est un procédé
classique des forces de subversion. Durant les années Nixon,
par exemple, certaines organisations incitaient les étudiants
à défiler contre la guerre au Viêt-Nam, les
jeunes ainsi manipulés croyaient avoir une démarche
pacifiste, alors qu'ils ne faisaient que servir, sans le savoir, les
intérêts des communistes qui allaient bientôt
prendre le pouvoir à Saïgon et installer leur dictature.
La cancel culture agit de même : elle
exploite la naïveté et la sensibilité de nos
contemporains et impose un fanatisme qui se développe en
annulant, en tuant la mémoire. Elle est l'ennemie mortelle de
notre civilisation. Elle sert les intérêts d'autres
sociétés qui espèrent et attendent la
disparition de nos valeurs occidentales.
Marc
FROIDEFONT
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