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Saint Bernard et les croisades
Saint Bernard est une
personnalité religieuse et politique de la première
moitié du XIIe siècle. La France d’alors
est celle du roi Louis VI, puis de son fils Louis VII, cependant le
domaine royal à proprement parler ne couvre qu’une
partie de la France actuelle, le reste est organisé en duchés
ou comtés, souvent très puissants ; certains sont
vassaux du roi d’Angleterre, d’autres du roi de France,
et l’empire allemand, que l’on appelle romain à
l’époque, comprend une partie de l’est.
Saint Bernard, homme
religieux
Saint Bernard naît
non loin de Dijon, dans le duché de Bourgogne. À l’âge
de 22 ans, en 1113, il entre à l’abbaye de Cîteaux,
située aux confins de la Champagne et de la Bourgogne. Cîteaux
a été fondée par Robert de Molesmes, un moine à
propos duquel on sait peu de choses, si ce n’est qu’il
voulait revenir aux exigences premières de la vie monastique.
L’abbaye a une réputation d’austérité :
le travail manuel y est de rigueur, la vie est rude, voire ascétique,
et les prières collectives rythment les journées et les
nuits. En 1115, Bernard fonde l’abbaye de Clairvaux (fille de
Cîteaux) et en devient le très jeune abbé. Il y
reste abbé jusqu’à sa mort et ne cesse,
infatigable, de développer l’influence de Clairvaux et
de l’ordre cistercien en général. Il participera
lui-même à la fondation d’une soixantaine
d’abbayes, filles de Clairvaux ;
Bernard, auteur de
traités et de sermons
Comment présenter,
en peu de mots, la pensée de saint Bernard ? On peut
retenir que Bernard met en valeur l’intériorité.
Les actes ne suffisent pas, il faut avoir une volonté droite,
c’est-à-dire l’intention d’accomplir des
actes bons. Cette intériorité se caractérise par
la notion de volonté. Bernard, lequel ne se veut en rien
novateur, reprend une distinction que l’on trouve déjà
chez saint Benoist et chez saint Anselme : il oppose la volonté
propre à la volonté accordée à celle de
Dieu. La vraie liberté ne consiste donc pas à faire ce
que l’on veut (ce qui caractérise la volonté
propre) mais à vouloir ce que Dieu veut. Faire coïncider
notre volonté à celle de Dieu, cela suppose le plus
souvent, pour lutter contre notre faiblesse, le secours du monastère.
Bernard dit qu’on y trouve deux sortes d’âmes :
les faibles qui sont là pour être protégées,
et les fortes pour les perfectionner. Le monastère est en
quelque sorte un lieu saint. Dans une lettre écrite avant son
appel à la croisade, Bernard explique que ce n’est pas
la peine d’aller en pèlerinage à Jérusalem,
à la Jérusalem terrestre, mais que le pèlerinage
le plus important est à faire à l’intérieur
de soi-même, et qu’entrer à Clairvaux, c’est
atteindre un lieu qui est, d’une certaine manière, le
reflet de la Jérusalem céleste. Cette exigence
d’intériorité, Bernard l’exprime dans ses
lettres, mais aussi dans un certain nombre de traités. Ne
citons que quelques titres : Degrés de l’humilité
et de l’orgueil, La grâce et le libre arbitre,
Sermons sur le Cantique des cantiques, La
Considération, à quoi il faut ajouter un grand
nombre de sermons, prononcés d’abord devant les
moines de Clairvaux, puis écrits.
Bernard homme d’action
Si Bernard consacre toute
son énergie à son abbaye de Clairvaux d’une part,
à la fondation d’abbayes filles de Clairvaux d’autre
part, il intervient cependant en bien des occasions dans la vie de
l’Église. Contentons-nous de présenter quelques
exemples significatifs.
1 / Les querelles liées
aux élections d’évêques et d’une
façon générale son soutien ou son opposition à
tel ou tel religieux en diverses occasions. Bernard n’hésite
pas à solliciter l’attention de Rome, pour dénouer
certaines dissensions locales.
2 / Le conflit entre
Innocent II et Anaclet. À la mort d’Alexandre III, en
1130, deux nouveaux papes sont élus presque en même
temps dans des conditions confuses. Chacun des deux envoie des
courriers ou des émissaires dans toute l’Europe pour
mettre en avant sa propre élection. En France, le roi Louis VI
convoque un concile à Étampes, où seront
présents tous les prélats du royaume. Bernard y joue un
rôle décisif puisqu’il convainc de reconnaître
Innocent II. Plutôt que d’invoquer un fondement
juridique, Bernard met en avant les qualités d’Innocent
II. En hiver de la même année, Innocent II vient
présider un concile à Clermont, et début 1131,
le roi et la cour rencontrent le pape près de l’abbaye
de Fleury (lieu symbolique, puisque le père du roi, excommunié
par Urbain II, était enterré non loin).
3 / La lutte contre
Abélard. Bernard voit dans les théories du célèbre
philosophe un danger pour la foi, il y condamne ce qu’on
appellerait aujourd’hui un certain individualisme. Bernard
confond Abélard au synode de Sens en 1140.
4 / La lutte contre
l’hérétique Henri (appelé Henri de
Lausanne ou Henri du Mans). Henri semble être le disciple de
Pierre de Bruis (lequel conteste la nécessité des
églises en tant que lieux de culte, critique le mariage etc.).
Henri a une certaine influence au Mans, et plus encore à
Toulouse et aux environs. En 1145 son succès est tel que
quelques jours avant l’arrivée de Bernard, le cardinal
légat Albéric est hué, mais Bernard, par ses
prêches, parvient à retourner la situation (sauf à
Verfeil, petite localité près de Toulouse).
Saint Bernard et les
croisades
Rappel de l’histoire.
En 638, le calife Omar
prend Jérusalem puis conquiert la Syrie et la Perse. Au début
du VIIIe siècle, les musulmans s’étendent
tant à l’est qu’à l’ouest. Toute
l’Afrique du nord est sous leur domination, ainsi que
l’Espagne. Charles Martel les arrête à Poitiers en
732. Charlemagne les repousse au-delà des Pyrénées.
A l’est, les Turcs se convertissent à l’islam et
menacent Byzance. Au XIe siècle (le 19 août
1071) les Byzantins sont battus à Manzikert, les Turcs
musulmans contrôlent désormais toute l’Anatolie.
La première
croisade.
Le pape Urbain II lance
son appel à la croisade en 1095 à Clermont. L’objectif
est de protéger les pèlerins chrétiens qui vont
à Jérusalem, mais l’intention du pape est plus
large : la croisade s’inscrit dans une lutte générale
contre l’islam. La preuve en est qu’avant l’appel
de Clermont, le pape avait incité les barons chrétiens
à aller combattre les musulmans en Espagne. Il est probable
aussi que le pape veut, sinon réunifier la chrétienté,
du moins rapprocher les chrétiens d’occident et
d’orient. Le résultat de la première croisade est
considérable : beaucoup de villes arméniennes sont
libérées du joug de l’Islam et des états
chrétiens francs sont créés : le comté
d’Édesse, la principauté d’Antioche, le
comté de Tripoli et surtout le royaume de Jérusalem.
L’appel de Vézelay
et la deuxième croisade.
Le 23 décembre
1144, Édesse est prise par les musulmans. Aussitôt, tant
des délégations des communautés arméniennes
que de la principauté d’Antioche arrivent en France pour
demander de l’aide. La reine de Jérusalem, Mélisende,
envoie aussi des messagers. En 1145, le pape Eugène III
appelle à la croisade, par le biais d’une bulle, et le
jeune roi Louis VII déclare à ses barons qu’il
veut aller se battre en terre sainte. Les historiens se demandent qui
du pape ou du roi a eu en premier l’initiative de la croisade.
En France, cependant, ni les barons ni le très influent Suger
ne veulent de la croisade. Le roi ne peut donc rien faire. Louis VII
n’a plus qu’une seule ressource : faire appel à
Bernard, lequel grâce à sa force de persuasion, est
capable de changer les avis contraires. Bernard répond
néanmoins au roi qu’il ne s’engagera en faveur de
la croisade que si le pape lui en donne expressément l’ordre
(il ne faut pas oublier que Bernard, en tant qu’abbé,
doit en principe ne s’occuper que de son abbaye, même
s’il est souvent sollicité en dehors d’elle). Le
1er mars 1146, le pape récrit sa bulle de sorte que
Bernard soit habilité à prêcher la croisade.
Le jour de Pâques
de la même année, à Vézelay, il y a le
roi, la reine Aliénor, les principaux comtes et une foule
tellement dense qu’elle ne peut entrer dans aucun bâtiment,
si bien que tout ce monde prend place sur le flanc de la colline.
Bernard est là. On attend qu’il parle. Il est maigre, en
mauvaise santé, « quasiment au bord de la tombe »,
note un témoin. Son discours n’a pas été,
hélas, conservé, mais l’émotion qu’il
suscite est immense. A la fin de son prêche, Bernard distribue
des croix en tissu (symbole du croisé), l’enthousiasme
est tellement grand que Bernard, n’ayant plus de croix, arrache
des morceaux de son propre vêtement pour en faire des
nouvelles.
Durant toute l’année
1146, Bernard fait un long périple pour prêcher la
croisade ; il va à Arras, à Ypres, à Liège,
à Worms, à Mayence. En novembre, il rencontre
l’empereur Conrad à Francfort, mais ce dernier refuse
tout net de se croiser. Bernard continue son voyage à
Freiburg, à Constance et à Zurich. La veille de Noël,
il est à Spire où Conrad a convoqué une Diète
des barons allemands. Dans la cathédrale, Bernard prêche
de nouveau la croisade devant l’empereur et les princes (parmi
lesquels se trouve un jeune homme de vingt ans qui sera connu plus
tard sous le nom de Barberousse). Conrad refuse toujours la croisade.
Le vendredi 27, il y a un nouvel office religieux. Aucun sermon n’est
prévu ce jour-là. Bernard prend subitement la parole et
interpelle l’empereur ; l’assignant au tribunal du
Christ ; il lui dit : « O homme !
Qu’aurais-je dû faire pour toi que je n’aie pas
fait ? Je t’ai donné l’accès au trône,
les richesses, les conseils, la force de l’esprit et la
puissance du corps ». Ému aux larmes, Conrad cède
ainsi que son entourage. L’émotion est intense.
Quelques remarques à
propos de Bernard et de la croisade.
L’action de Bernard
a été déterminante. C’est lui qui, à
Vézelay, suscite un enthousiasme général, c’est
lui aussi qui convainc Conrad de se croiser. À la différence
de la précédente, la seconde croisade est menée
par deux rois, chacun à la tête de son armée.
La croisade, selon
Bernard, a un double but, d’une part lutter militairement
contre l’islam en venant en aide aux chrétiens d’orient,
d’autre part, elle est l’occasion d’une pénitence
pour ceux qui la font. Le pape promet aux croisés la rémission
de leurs péchés : Bernard montre que c’est
là une chance de rachat que Dieu, par le biais de cet
événement qu’est la croisade, offre à tous
les pécheurs. La croisade est ainsi l’occasion d’une
purgation spirituelle.
Quelques années
avant la croisade, Bernard, au concile de Troyes, en janvier 1229,
avait participé à la rédaction de la règle
des Templiers. En faveur de ces moines soldats, Bernard écrit
l’Éloge de la nouvelle chevalerie. Non seulement
Bernard y reprend les arguments de saint Augustin pour légitimer
la notion de guerre juste, mais il explique que l’on peut être
à la fois moine et soldat. En tuant un malfaiteur, on n’est
pas homicide, mais malicide, dit Bernard. Il est de même
légitime de lutter par les armes contre ceux qui menacent ou
qui massacrent les chrétiens. Bernard dit des musulmans qu’il
ne faudrait pas les tuer, si on pouvait les empêcher, par un
autre moyen, d’insulter ou d’opprimer les chrétiens,
mais comme ce n’est pas possible, il faut utiliser les armes.
La croisade est une guerre défensive.
Bernard et les juifs
Certains contemporains de
Bernard suggèrent que l’on combatte aussi les juifs qui
sont en Europe. L’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable,
va en ce sens. Au moment de la prédication de la croisade, un
moine cistercien nommé Rodolphe, incite les Allemands à
s’en prendre physiquement aux juifs, et des massacres ont lieu,
en dépit des autorités, lesquelles sont impuissantes à
réfréner la foule. Bernard intervient aussitôt
auprès des évêques allemands. Il ne faut pas
persécuter et encore moins tuer les juifs, dit-il, car il a
été prévu que l’Église triompherait
d’eux par leur conversion.
Saint Bernard homme
religieux et politique
Le chrétien en
tant que chrétien fait partie de l’Église,
laquelle est universelle. Il est donc normal qu’il y ait une
solidarité de tous les chrétiens entre eux. A propos de
l’appel à la croisade, Bernard écrit au pape :
« c’est bien dans une cause de cette importance pour
la chrétienté tout entière que plus que tout
autre, vous êtes tenu à faire preuve de zèle et
de courage ». Le pape a incité les rois et les
comtes à faire la croisade. C’est ce que Bernard appelle
la théorie des deux glaives. Il y a le glaive spirituel
et le glaive terrestre. Le premier commande le second, mais chacun
est dans la sphère qui lui est propre. Le pape n’intervient
pas lui-même militairement dans la croisade, il demande aux
pouvoirs terrestres d’agir. Il y a donc séparation entre
le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Cette séparation
n’est toutefois pas une indifférence. Selon Bernard, les
rois et les autorités en général gouvernent
selon des coutumes qui leur sont propres, eu égard aux lieux
et aux circonstances, mais ces rois et ces autorités ont le
devoir de réprimer les méchants et, autant que faire se
peut, d’inciter au bien. Les rois sont comptables de leur
royaume devant Dieu.
L’Église est
universelle. Un Italien, comme saint Anselme, peut être abbé
en Normandie, puis primat de l’Église d’Angleterre
(quoique, en principe, un moine fasse vœu de stabilité !).
Si le chrétien en tant que chrétien est chrétien
partout, il n’en demeure pas moins qu’il habite en un
lieu et que ce lieu n’est pas sans importance. On le voit fort
bien dans le soin que les cisterciens mettent à choisir le
lieu des abbayes nouvelles ; non seulement au lieu, mais aussi à
l’entretien du lieu. Bernard dit de l’abbaye de Clairvaux
qu’elle est une sorte de Jérusalem. Ce n’est pas
là une métaphore mais une allégorie. Il faut
ici-bas qu’une Jérusalem comme Clairvaux puisse
s’inspirer de la Jérusalem céleste qu’est
le ciel des chrétiens. Qu’en est-il de la vraie
Jérusalem, de la Jérusalem qui est en orient ?
C’est, remarque Pierre le Vénérable, l’endroit
qu’a choisi le Christ pour vivre et mourir. C’est, ajoute
Bernard, parce que le Christ était en ce lieu que ce lieu
doit être cher au cœur de tous les chrétiens.
Quoique Bernard n’encourage pas les pèlerinages des
moines puisque ces derniers sont déjà, dans leur
abbaye, dans une sorte de Jérusalem, il proclame fortement
néanmoins l’importance du lieu choisi par le Christ.
L’idée de lieu en soi est donc loin d’être
négligeable. Les chrétiens sont dans un lieu. Ce lieu
peut être un monastère quand il s’agit de ceux qui
ont fait le choix d’y entrer, mais ce lieu peut être
aussi tel royaume, tel duché, tel comté. Il y a donc
une nécessité de l’action politique en tant
qu’elle est l’organisation et la protection de ce lieu.
Quand Bernard incite les chrétiens à quitter le monde,
il incite à embrasser la vie monacale, mais il ne veut pas
dire que le chrétien soit sans aucun lieu. Le chrétien,
qu’il soit moine ou non, a le devoir spirituel d’améliorer
le lieu où il est. Si donc le domaine spirituel et le domaine
politique sont différents, ils sont néanmoins en
consonance l’un avec l’autre. Outre la croisade que tout
chrétien doit faire en lui-même quand il lutte contre
ses mauvais penchants, la croisade réelle que prêche
Bernard permet au chrétien de faire une action méritante
au service de la foi, elle est donc spirituelle, mais elle est aussi
politique en ce sens qu’il faut protéger les lieux
chrétiens d’orient des attaques des musulmans.
Marc Froidefont
(cet article est la
retranscription d’une conférence donnée à
l’université d’été de Chrétienté
Solidarité en 2015)
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