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Si la perversité et la cuistrerie de l'art contemporain
constituent désormais un phénomène bien étudié, le
problème de la musique contemporaine l'est, en
revanche, beaucoup moins. L'AC (art contemporain) désigne
en effet généralement les arts figuratifs, même s'il est évident
que la musique contemporaine est l'une des branches de cet
art contemporain. Sans doute le problème de la musique
contemporaine apparaît-il plus marginal que celui des arts
figuratifs parce qu'il est moins « visible » pour le grand
public. Pourtant, la musique est fondamentale et omniprésente
dans le monde actuel, il suffit de constater le nombre d'écouteurs
greffés sur les oreilles des jeunes et des moins jeunes.
Au supermarché comme dans la voiture, dans le bus ou chez
le dentiste, en faisant son jogging ou les devoirs scolaires,
toujours de la « musique » ; pour bien des personnes, le
silence est devenu incongru, inconnu, voire insupportable.
La musique joue donc un rôle central dans la vie de l'homme
moderne, elle accompagne la plupart de ses pratiques quotidiennes
et façonne son être intérieur. D'autre part, la fonction
liturgique de la musique prouve la noblesse et la sacralité de
cet art, d'où l'acharnement mis à le pervertir.
La musique contemporaine est peu connue du grand public
parce qu'elle se situe dans la continuité de ce que l'on appelle
la musique savante ou musique classique. L'écoute de la
musique dite classique nécessite une certaine éducation de
l'oreille et la majorité des personnes écoutent davantage ce
que l'on peut appeler de la musique populaire, ou plutôt
« musiques actuelles » (rock, métal, techno, etc.). Cette dichotomie
explique sans doute pourquoi la musique contemporaine
semble moins massivement imposée que les autres formes
d'art (peinture, sculpture, architecture, théâtre, etc.), puisque
les musiques actuelles opèrent déjà avec un immense succès
la perversion des âmes et la destruction intérieure (et extérieure !)
des êtres.
En revanche, les amateurs et professionnels de musique
classique sont impitoyablement soumis à la tyrannie de l'art
contemporain : la plupart des concerts symphoniques
proposés par les opéras
comprennent désormais une oeuvre contemporaine pour obliger
les auditeurs qui souhaitent écouter un concert de musique
classique à écouter de la musique contemporaine. De même,
pour les radios consacrées à la musique classique (notamment
France Musique) qui diffusent une grande quantité de musique
contemporaine. Cela prouve évidemment l'échec de cette
musique, puisque l'on est obligé de l'imposer pour qu'elle
soit écoutée. Cela prouve également son caractère idéologique.
L'on impose d'écouter de la musique contemporaine, mais
on impose aussi et surtout d'en jouer. Dans les conservatoires
en particulier, principaux lieux d'apprentissage de la musique,
un morceau de musique contemporaine est imposé à chaque
examen de passage d'un cycle d'apprentissage à l'autre, et
surtout à chaque diplôme. Si l'on veut suivre une formation
musicale reconnue, si l'on veut, le cas échéant, devenir un
« professionnel » de la musique, la musique contemporaine
est un passage obligé. La musique contemporaine tend même
à devenir le critère discriminant de la réussite aux examens
et concours de musique. De fait, la plupart des oeuvres de
musique contemporaine sont très difficiles à jouer en raison
de leur technicité poussée à l'extrême et de la transgression
de toutes les règles habituelles de la musique.
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La recherche de prouesse technique a en effet bien préparé
le terrain à l'apparition de la musique contemporaine. Les
concerts-spectacles époustouflants de virtuosité d'un Paganini
ou d'un Liszt sont bien loin de la conception musicale d'un
Couperin qui disait dans la douce langue de l'ancien français
: « J'avoüeray de bonne foy que j'ayme beaucoup mieux ce
qui me touche que ce qui me surprend. » Cette recherche
effrénée de vitesse et de perfection technique, qui était encore
une exception au XIXe siècle et même pendant une bonne
partie du XXe siècle, est aujourd'hui l'un des
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critères majeurs de la « qualité » musicale. Comme le disait avec humour un
musicien ayant établi un catalogue des règles d'or de la
musique d'ensemble : « Veille à obtenir le plus de n.P.S
(notes par secondes) ! » L'organisation de concours musicaux
de niveau international, de même que l'enseignement de la
musique en conservatoire a fortement contribué à cette dérive
en instaurant la compétition entre les musiciens. Il s'agit
dès lors de battre des records, de « bluffer » et non plus
d'entrouvrir pour les auditeurs la porte de son âme et de son
coeur sur ce monde du « beau ». En 2011, par exemple, une
pianiste suisse d'origine chinoise, Mélodie zhao, a « fait la
une » de toute la presse musicale par son enregistrement des
redoutables Études d'exécution transcendantes de Liszt à
l'âge de 17 ans. Mais pourquoi chercher à jouer si vite, estce
parce que l'on n'a plus rien à dire ? Le « brillant » a-t-il
remplacé le beau ? Préfère-t-on le superficiel à l'essentiel ?
Le même constat peut être dressé concernant le son. À
partir du XIXe siècle, les évolutions techniques ont permis
d'améliorer la qualité sonore des instruments, en particulier
des pianos. Ces « progrès techniques », comme on les appelle,
sont bien entendus tout à fait appréciables, mais dès la fin
du XIXe siècle, certains compositeurs (Debussy notamment)
ont commencé à donner une place prédominante au son au
détriment de la tonalité. Cette recherche esthétique pure a
logiquement cherché à compenser son absence de sens par
l'innovation à tout prix, autre caractéristique de la musique
contemporaine. Les précurseurs de la musique contemporaine
(Debussy, Scriabine, Schönberg, Webern, etc.) ont ainsi
exploré le système tonal jusqu'à ses confins les plus
extrêmes avant de le transgresser : c'est le début de la musique
atonale.
L'un des premiers à s'affranchir de la tonalité, Arnold
Schönberg (1874-1951) crée une musique où l'organisation
de l'harmonie et de la mélodie est remplacée de façon
théorique et systématique, par l'utilisation d'une série de
sons, combinant les douze demi-tons chromatiques dans un
ordre choisi par le compositeur. Le principe de cette musique
sérielle est que n'importe quel accord peut succéder à n'importe
quel autre, sans tenir compte de la succession de
tensions et de détentes (ou dissonances résolues en consonances)
résultant de la fonction harmonique de chaque note
dans une gamme. Ainsi la hiérarchie et les lois « naturelles »
de la musique sont abolies au profit d'une nouvelle rationalité
établie par le compositeur. L'art n'est donc plus l'expression
d'une beauté transcendante à travers un langage spécifique
qui respecte des lois conformes à celles du Créateur mais la
création même de l'homme qui renie son Créateur et prétend
le remplacer. L'aboutissement de ce nouveau système de
composition est le dodécaphonisme consistant en une série
de douze sons « égaux en droit » qui doivent se succéder
toujours dans le même ordre. on a d'ailleurs
parlé à cet égard de « communisme des
sons », terme révélateur de la nature tyrannique
et idéologique de cette « nouvelle »
musique. En effet, de l'égalité des sons arbitrairement
imposée par le compositeur nécessitant
une utilisation très réglementée résulte
en définitive une absence totale de liberté et
de créativité, caractéristique de l'idéologie
révolutionnaire. Cette musique est donc bien
à l'image du communisme : inhumaine, parce
que mécanique, répétitive et ignorante de la
réalité des règles de la création divine.
Certains compositeurs, comme Edgard
Varèse (1883-1965) revendiquent d'ailleurs
leur appartenance idéologique au communisme
: ce compositeur, ami de Lénine,
explique en 1929, à propos de son projet de composition de
l'oeuvre espace, qu'il s'agira d'une grande symphonie internationale
et révolutionnaire, symbolisant « l'Humanité en
marche » qui « (utilisera) ça et là des bribes de phrases
empruntées aux révolutions américaine, française, russe,
chinoise, allemande ».
L'exploration scientifique de la sonorité et la rationalisation
de l'art s'est poursuivie tout au long du XXe siècle à travers
plusieurs courants de musique contemporaine : le courant
minimaliste utilise la répétition comme méthode de composition,
la musique spectrale décompose le timbre musical
en spectre sonore, les intervalles sont segmentés (on ne joue
plus de la musique avec des tons et des demi-tons, mais
avec des quarts de tons), le rythme est brisé par des « valeurs
ajoutées ». Au fond, la musique contemporaine se caractérise
comme une vaste entreprise de décomposition.
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À l'inverse de la musique sérielle s'est développée la
musique aléatoire. Cette expression datant de 1951 désigne
une composition qui comporte une part d'aléatoire et d'imprévisibilité.
Ce type de musique est à rapprocher de l'expérimentation
en sciences. Le premier compositeur à mettre
en oeuvre cette technique de composition est l'américain
John Cage (1912-1992) avec ses oeuvres Imaginary Landscape
n° 4 pour 12 postes de radio et Imaginary Landscape n° 5
pour 42 enregistrements phonographiques (1951). Pour ce
courant de musique, il s'agit d'utiliser le hasard comme
moyen de production « d'événements sonores ». on peut
légitimement se demander s'il est encore possible de parler
de compositeur puisque celui-ci se contente de fournir
quelques matériaux sonores et un mode d'emploi pour la
mise en route.
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L'écriture des oeuvres de musique aléatoire est pour le
moins problématique. Quels symboles utiliser, sur quels supports,
comment écrire ce qui doit être imprévisible ? André
Boucourechliev (1925-1997), par exemple, s'est inspiré de
cartes marines pour écrire ses partitions Archipels (1967-
72). Il s'agit d'un ensemble de cinq pièces (dont la dernière
est intitulée, de manière significative, Anarchipel.) pour
différentes formations instrumentales (quatuor à cordes,
piano-percussions, etc.). Dans la pièce Archipel III pour
piano et six percussions, chaque partie instrumentale est
écrite sur une immense page d'un mètre sur 64 cm (on
imagine la commodité d'utilisation de ce type de partition !)
contenant quatorze séquences de notes de hauteur déterminée
ou non, accompagnées d'indications de durées, de rythmes,
de nuances, de mouvements, etc. Ces séquences sont disposées
sous forme « d'îles » sur la feuille, d'où le nom de l'oeuvre.
Les notes peuvent être écrites en toutes lettres, assorties de
courbes graphiques pour indiquer le sens de la mélodie. Pour
comprendre les signes employés par le compositeur, la partition
comporte en outre une sorte de mode d'emploi au
verso qui précise les modalités d'exécution. Chacun des
interprètes peut jouer de manière aléatoire les différentes
séquences, nous explique-t-on, mais ils doivent néanmoins
se concerter car « chaque intervention doit être ressentie
comme nécessaire », ce qui suppose une communication
entre les musiciens sous forme d'appels verbaux, des signes
de la main, des mots de passe, etc. L'une des caractéristiques
de la musique contemporaine est justement que chacun des
compositeurs invente un nouveau système de notation qu'il
explique dans une notice souvent difficilement compréhensible.
Quel orgueil de l'homme qui ne peut se conformer à
aucune règle (ni même à un format de papier !) et qui prétend
tout inventer, sans référence à aucun maître, aboutissant à
une individualisation extrême de la composition et à un éclatement
du langage musical, alors même que, par essence, la
musique devrait être un langage universel ! C'est le châtiment
de la tour de Babel.
Le paroxysme de ces oeuvres aléatoires a sans doute été
atteint dans la fameuse oeuvre 4'33'' de John Cage, durant
laquelle l'instrumentiste se produit pendant quatre minutes
et trente trois secondes sur scène sans émettre la moindre
note, la « musique » étant produite par les bruits de la
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