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"Jaurès le mythe et la réalité" La nécessaire réplique au culte qui revient
De Jean Jaurès on sait que c’est le nom d’une rue
ou d’une place dans toutes les villes de France, et
que ce nom était celui d’un tribun socialiste assassiné
à la veille de la Première Guerre mondiale. C’est à
peu près tout. Pourtant on entend toujours, à l’occasion,
ici et là, une citation de Jaurès venant appuyer le propos.
un propos de droite comme de gauche, voire un propos
épiscopal. ainsi en juillet dernier je lisais le texte virulent
d’un évêque brésilien, Paulo sergio Machado, contre
ceux qui « veulent le retour de la Messe en latin avec le
prêtre célébrant le dos tourné au peuple ». Il concluait son
libelle (à la fois stupide et cruel) par « deux pensées »,
la seconde était : « “Prenez à l’autel du passé le feu, non
les cendres” (Jean Jaurès, socialiste français) ».
Ainsi Jaurès sert-il même de référence ultime à un
évêque, pour fermer la bouche aux stupides réactionnaires
qui souhaitent simplement bénéficier d’un acte législatif
du pape obligeant toute l’Église… Pour cet évêque, l’autorité
de Jaurès est supérieure à celle de Benoît XVI. sans
doute ne sait-il pas que l’ambition de Jaurès était de supprimer
le clergé (et d’éradiquer le christianisme), ou
peut-être le sait-il, après tout, puisque lui aussi s’acharne
à détruire l’Église, et peut-être plus efficacement que
Jaurès.
Mais voici qu’arrive 2014. L’année du centenaire de
l’assassinat du tribun. et l’on va nous assener sur tous
les tons la légende républicaine, voire même la légende
chrétienne, de Jaurès. On va nous servir à toutes les
sauces le mythe du grand homme de la république
sociale, l’orateur au service des faibles, l’homme de paix,
l’homme du juste milieu de la laïcité, etc. Les encensements
ont déjà commencé. Il était donc temps que paraisse le
livre de Bernard antony, qui est une magistrale réplique
préventive au culte jaurésien de l’année qui vient.
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Au côté de Lénine
Bernard Antony nous montre que Jaurès est à la fois
un bon bourgeois du tarn et un idéologue marxiste,
assistant fièrement à la première communion de sa fille
et voulant, selon ses propres paroles, « non seulement la
laïcité complète de l’État, mais la disparition de l’Église et
même du christianisme ».
Bernard Antony insiste sur cette réalité du personnage,
car on fait souvent de Jaurès un socialiste spiritualiste,
sans doute quelque peu hérétique sur le plan du dogme
mais s’inscrivant néanmoins dans une inspiration chrétienne.
La vérité est que Jean Jaurès est d’abord un révolutionnaire
authentiquement marxiste, communiste avant
qu’existe le parti, membre du Bureau socialiste international
(BsI) au côté de Lénine. Il est un des laïcards
forcenés qui imposent les diverses lois anticléricales, puis
finalement la loi de 1905. et il est le célèbre défenseur
des mineurs de Carmaux dont il devient le député en
1893. et il est en 1903 le fondateur de L’Humanité.
Mais tout en se disant révolutionnaire il est capable
d’intituler un discours Éloge de la réforme, tout en parrainant
une autogestion ouvrière de faire remarquer aux ouvriers
qu’ils ont besoin de patrons. etc.
On se trouve face à un très curieux personnage, et l’on
comprend que Bernard Antony, qui le côtoie depuis toujours,
en quelque sorte, puisque tous deux ont oeuvré
dans le domaine social du côté de Castres, ait souhaité
brosser le portrait de celui qui reste le grand homme de
la région.
Jaurès : travail, famille, patrie !
Il n’hésIte pas à titrer un chapitre : Jaurès : travail, famille,
patrie ! et en effet ce sont trois thèmes de prédilection
du tribun socialiste. Bernard Antony cite des propos
d’anthologie sur la défense de la famille, lors des distributions
de prix… ou quand il s’en prend publiquement
à la maîtresse d’un député…
Et c’est aussi sa propre famille. Bernard Antony prend
un malin plaisir à conter par le menu la façon vaudevillesque
dont Jaurès a pu trouver femme, grâce à une châtelaine
qui avait décidé de le marier à la fille d’un bon
bourgeois. Mais il fallait que maman soit d’accord, et la
jeune fille aussi, ce qui ne fut pas si facile, d’autant que
Jaurès était fort timide…
On a du mal à imaginer que c’est le même homme
qui se livrera à des discours enflammés pendant des
heures, voire des jours (et même deux journées d’affilée…)
à la Chambre ou sur diverses tribunes, se prenant
pour Cicéron multiplié par Bossuet, et
en même temps pour un grand théoricien
du socialisme.
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Mais les discours de Jaurès (qui avait
une mémoire prodigieuse et une culture
encyclopédique) étaient un torrent de
références, de citations, d’images, d’envolées
lyriques à la tonalité éventuellement
religieuse (au point qu’on pouvait
se méprendre), d’une incontinence verbale
correspondant à la boulimie anarchique
du personnage qui arborait les
reliefs de ses repas sur sa barbe… Bernard
Antony cite deux portraits de Jaurès hauts
en couleurs, signés Péguy et Anatole France.
Sous le déluge il n’y avait guère de théorie, et à ceux
qui voient Jaurès comme un socialiste inclassable, Jules
Monnerot répondait qu’il était « l’hérésie rhétorique » du
socialisme.
Le pacifiste de l’armée nouvelle
On saIt aussi que Jaurès était « pacifiste ». et il l’était
assurément, dans la mesure où il ne voulait pas de
la guerre de 14. Mais l’un de ses principaux ouvrages
est intitulé L’Armée nouvelle. Il est doublement significatif
que ce livre de 450 pages soit… l’exposé des motifs
d’une proposition de loi (qui ne sera jamais discutée à
la Chambre), et qu’il devait être ensuite la première
partie d’une somme intitulée L’organisation socialiste de
la France, qu’il n’écrira pas (mais il est vrai qu’il est
assassiné à 54 ans).
Ce livre est typique de Jaurès. C’est, nous dit Bernard
Antony, « une vaste pièce d’enseignement simultanément
politico-moral et historico-littéraire ». Il y en a pour tous les
goûts. Mais il y a aussi le fond, authentiquement marxiste,
de la proposition (longuement expliquée), qui est une
militarisation de la société depuis l’enfance. L’« armée
nouvelle », c’est le prolétariat organisé et armé qui peut
faire face à toute agression. Le tout étant agrémenté de
théories stratégiques d’une consternante absurdité.
Retour sur la révolution française
Le livre de Bernard Antony est en deux parties. La
première est intitulée Histoire de Jaurès, la seconde
Jaurès historien. Cette seconde partie est en fait entièrement
consacrée à l’énorme Histoire socialiste de la Révolution
française, rédigée par Jaurès sous la triple inspiration de
Marx, Plutarque et Michelet…
En fait, même si son livre d’histoire est gigantesque
(4.400 pages), Jaurès n’est pas plus historien qu’il n’est
théoricien du socialisme. Du reste le seul fait d’intituler
son livre Histoire « socialiste » montre qu’il s’agit de propagande.
Ou d’une vision idéologique de
l’histoire. Jaurès se sert des travaux des
historiens, que parfois il se contente de
recopier, et il les relit à la lumière du
marxisme… et de l’actualité politique. ainsi
cette réflexion sur la Constitution civile du
clergé : « En un sens, c’est un acte de laïcité
plus hardi que la séparation de l’Église et de
l’État ; car, par la séparation de l’Église et de
l’État, on ne laïcise que l’État ; la Constitution
civile du clergé laïcisait à certains égards l’Église
elle-même. »
Dans cette seconde partie, Bernard Antony
utilise Jaurès pour exprimer ses propres
considérations sur la révolution française. C’est en
quelque sorte un dialogue entre les deux hommes, et
c’est fort intéressant, car Bernard Antony ne caricature
jamais la pensée de Jaurès, il ne peut même se départir
d’une certaine sympathie pour le personnage, ce qui
donne d’étonnants passages, comme lorsqu’il reproche
à Jaurès (qui avait dénoncé les massacres d’arménien à
la Chambre) de passer sous silence le génocide vendéen…
Ce qui est fascinant, finalement, chez Jaurès, c’est le
mélange d’utopie délirante et de réalisme visionnaire.
ainsi dans une même page Bernard Antony cite-t-il un
discours aux lycéens d’albi, où Jaurès prophétise en
1903 « la paix définitive » qui va s’installer par « la démocratie,
la science méthodique, l’universel prolétariat solidaire » ; et le
propos où il refuse la guerre qui se profile, et où il voit
juste sur ses deux conséquences : « D’une guerre européenne
peut jaillir la Révolution et les classes dirigeantes feraient bien
d’y songer ; mais il en peut sortir aussi pour une longue
période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse,
de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme
monstrueux… » Il est vrai aussi que quand on parle tout
le temps et qu’on dit tout et le contraire de tout il arrive
qu’on ne se trompe pas…
Enfin, l’étude de Jaurès dans son époque permet à
Bernard Antony de poursuivre sa réflexion sur la francmaçonnerie,
et même sa réflexion sur le judaïsme, car
les envolées panthéistes de Jaurès ne sont pas sans rapport
avec la Kabbale… et l’on retrouve aussi, ou plutôt d’abord,
Bernard Antony en grand connaisseur de l’histoire sociale,
et de l’histoire du communisme
.
Bref, c’est un livre important, de plusieurs points de
vue, mais d’abord comme contribution au rétablissement
– et à l’approfondissement - de la vérité sur un pan de
notre histoire.
Yves Daoudal
Atelier Fol’Fer, 278 pages
Cet ouvrage peut être commandé au Centre Charlier 70 boulevard Saint Germain 75005 Paris (tel: 01-40-51-74-07) au prix de 30 euros (frais de port inclus)
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